Qu’on l’aime ou non, le seul acteur hindi étant apprécié à la fois de l’ancienne et de la nouvelle génération est Amitabh Bachchan. Comme les plus grands personnages du cinéma, tels Brando, Sinatra ou Delon, Bachchan cultive une image trouble, difficile à percevoir clairement, et essayer de percer à jour l’homme qu’il est s’avère être une tâche quasiment impossible
Né en 1942 à Allahabad en Inde, il est le fils du poète hindi Harivanshrai Bachchan, décédé récemment, et de Tejji Bachchan, femme aimant les mondanités, née à Karachi, à la culture en partie occidentale, élevée par une gouvernante anglaise, et éduquée dans un couvent. Amitabh Bachchan est donc déjà au départ issu d’un mélange paradoxal entre l’Occident et l’Orient.
Après avoir obtenu un diplôme artistique à l’Université de Delhi, il décide de tenter sa chance au théâtre puis, après plusieurs tentatives à Calcutta et à Delhi, il débarque à Bombay, capitale du cinéma hindi. Ses débuts au cinéma sont loin d’être fracassants : le jeune Bachchan est beaucoup trop timide et sa grosse voix déplaît. Il obtient son premier rôle dans Saat Hindustani en 1969 mais le film est un échec au box-office. A la même époque, il est engagé par le cinéaste d’art et essai Mrinal Sen pour faire la narration de son film Bhuvan Shome. On peut noter également qu’il fera la narration d’un film de Satyajit Ray en 1977 dans Shatranj Ke Khiladi.
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Mais sa carrière va réellement prendre son envol au milieu des années 70 lorsque sera instauré le rôle qui fera de lui la plus grande star hindi : le « angry young man », l’homme en colère. Car, pour se remettre dans le contexte, l’Inde des années 70 voit naître une révolte plus ou moins silencieuse de la population, et notamment des étudiants, contre la corruption généralisée et le malaise social ambiant. Les ouvriers commencent à se révolter et en 1974 éclate une grève des chemins de fer qui sera le point culminant de ce soulèvement. Beaucoup de réalisateurs vont mettre en image les nouvelles idées politiques qui circulent. Le personnage de Bachchan va être la figure cathartique de la classe moyenne indienne. Le premier film dans lequel apparaît le angry young man est Zanjeer en 1973. Suivront un nombre très important de films reprenant ce motif dont les plus mémorables sont Deewar et Sholay en 1975, Don en 1978, Laawaris en 1981, Shakti en 1982, … La popularité de ce personnage est à mettre au crédit du duo de scénaristes Salim-Javed, qui ont écrit la plupart des films cités précédemment. C’est ce qu’on pourrait qualifier de second âge d’or du cinéma hindi, après les années cinquante. Les films de cette époque utilisent les outils du film commercial habituels (chanson, mélodrame appuyé, …) pour aborder des sujets jusque là réservés au cinéma d’art et essai.
Mais une des forces de Bachchan est de ne pas se cantonner à un seul rôle stéréotypé comme beaucoup de ses pairs. Ainsi il tourne également des films romantiques comme Kabhi Kabhi en 1976 ou le sublime Silsila en 1981, film pour lequel sa femme, l’actrice populaire Jaya Bhaduri, sortira de sa retraite. Ou bien encore des comédies comme Namak Halal en 1982. C’est également un bon chanteur et on peut entendre sa propre voix dans de nombreux films, ce qui est assez rare dans le cinéma hindi pour être signalé. Il composera également la chanson Rang Barse du film Silsila. C’est donc un artiste complet, montrant ainsi que son statut de star n’est pas usurpé.
Pour beaucoup d’indiens, Bachchan dépasse de beaucoup ce statut de star. Ainsi en 1983, il a un accident très grave sur le tournage de Coolie, qui va plonger l’Inde tout entière dans un suspense et une inquiétude inhabituelle pour une star de cinéma. Chaque jour, les journaux font un point complet sur sa santé. Il arrive encore aujourd’hui que Bachchan tombe sur des personnes ayant priées pour lui ou jeûnées, attendant que la star sorte du coma. Ainsi un groupe de fanatiques du Sud de l’Inde a carrément fait de lui leur dieu et il existe un temple dans lequel il est prié. De même, lors d’une conférence de presse à l’Ile Maurice, il a raconté sa rencontre avec un fan particulièrement perturbé, qui lui a montré une image grandeur nature de lui faite avec son propre sang, sachant qu’il fait plus d’un mètre quatre-vingt dix… Réponse de l’intéressé : « Je lui ai dit qu’il aurait pu faire une plus petite image. » Ce côté anecdotique montre bien ce qu’on pourrait qualifier la Bachchan-mania.
Pourtant, paradoxalement, à partir du milieu des années quatre-vingt, la carrière de Bachchan ralentit. Il arrive à un âge où il ne peut plus jouer les jeunes et il doit envisager une nouvelle tournure à sa carrière. Il se dirige alors vers la politique, une des plus grosses erreurs de sa carrière. « Je sais que je n’aurais jamais dû faire de politique. J’ai retenu la leçon. Plus de politique. » Suivant l’exemple de bon nombre d’acteurs et scénaristes indiens, devenus des figures de la politique dans le Tamil Nadu, profitant volontairement de la confusion cinéma/réalité, Bachchan va entrer au Parlement indien en 1984, après un film participant officieusement à une belle propagande, intitulé Inquilab, et dans lequel il massacre des politiciens véreux dans la dernière séquence. Il obtient la majorité des voix grâce aux habitants d’Allahabad, sa ville natale, et à ses relations avec Indira Gandhi et son fils Rajiv, alors premier ministre indien. Il démissionnera de son siège après un scandale sur des ventes d’armes dans lequel il était directement impliqué, avec Rajiv Gandhi. Ses deux enfants, Abisheik et Shweta, seront très affecté par toute cette période, pendant laquelle ils allaient à l’école accompagnés de sept gardes du corps. Certains ont vu cette année une tentative de Bachchan de revenir discrètement sur le front politique lors d’une cérémonie officielle à Allahabad.
En 1995, il a fondé ABCL, Amitabh Bachchan Corporation Limited, une entreprise chargée de gérer son image et ses disques mais également celles d’autres acteurs. Alors que l’on pensait que cette société allait être le premier effort d’organiser le monde chaotique du cinéma hindi, un nouveau scandale éclate un an plus tard lorsque ABCL participe à l’organisation du concours Miss World à Bangalore, concours dont l’organisation et le résultat seront très critiqués.
La star n’est pas un enfant de chœur, ses échecs politiques et financiers le rendent plus humain et moins lisse que ses interviews veulent nous le faire croire.
En 2000, alors que sa carrière a beaucoup souffert, il revient sur le devant de la scène en présentant la version indienne de Qui veut gagner des millions ?, Kaun Banega Crorepati ? Il fait des choix cinématographiques plus judicieux passant du rôle du père dans Ek Rishtaa et Khabi Khushi Kabhie Gham en 2001, à des rôles plus musclés dans Aks en 2001, Aankhen en 2002 ou Kaante en 2003. Il est l’acteur le mieux payé du cinéma hindi, en moyenne un million de dollars, et reste à plus de soixante ans une valeur sûre. Il est le premier acteur indien dont la figure de cire trône chez Madame Tussaud, l’équivalent anglais du Musée Grévin, et il a été nommé Star du Millénaire dans un sondage réalisé par la BBC, devant Chaplin, Laurence Olivier et Brando.
Plus de trente ans de carrière, plus de 125 films, Big B, tel qu’il est surnommé, a marqué de son empreinte le cinéma hindi. Pouvant tout jouer, son charisme indéniable s’est imposé doucement mais sûrement et il semble que l’avenir continue de favoriser l’acteur qui a encore plus d’un film dans son sac. On a souvent cherché un héritier à Bachchan et à part Shahrukh Khan, la relève s’avère impossible. Bachchan aura également apporté au cinéma hindi un professionnalisme et une ambition d’ouverture qui font de lui plus qu’un acteur, plus qu’une star, mais un véritable personnage, avec ses défauts et ses qualités, ses contradictions et ses erreurs.
« J’ai toujours dit que les acteurs doivent être traités avec prudence. Nous avons besoin de beaucoup de compréhension. Beaucoup de choses peuvent nous détruire. Nous sommes cassé à l’intérieur. Non, nous ne vivons pas une vie normale… »